lunes, 27 de mayo de 2013

L'école, ¿ une volière de pigeons ?

Mots clés : education, enseignement, luc chatel, enseignants, Collège, lycée, fsu, François Hollande, vincent peillon, bertrand geay, christian poyau, L’annonce du président de la République d’inclure l’entrepreneuriat dans l’enseignement du collège 
au lycée soulève fronde et stupeur au sein de l’éducation nationale. Retrouvez notre table ronde avec Bertrand Geay, sociologue et professeur en sciences de l’éducation, Christian Poyau, président de la fondation Croissance responsable et PDG de Micropole et Frédérique Rolet, secrétaire générale du Snes-FSU. « Stimuler l’esprit d’entreprise dans notre pays, c’est d’abord 
le rôle de l’école », déclarait François Hollande, le 29 avril, 
lors de la clôture des assises 
de l’entrepreneuriat. 
La dogmatique patronale dans 
les programmes scolaires ? 
Le monde de l’éducation 
n’en revient pas. Comment conjuguer les valeurs de la morale laïque, de l’égalité, de la justice, 
de la solidarité, de la citoyenneté, avec « l’esprit d’entreprise », 
la concurrence, la course au profit, l’individualisme ? Décidément, le président de la République a la mémoire courte. Pas nous. On se souvient de son allocution d’investiture, sous les auspices 
de Jules Ferry, qui avertissait 
déjà le 4 août 1879 : « Dans une société démocratique, surtout, 
il est de la plus haute importance de ne pas livrer les études 
aux entreprises de l’industrialisme, aux caprices des intérêts à courte vue (...). » Que pensez-vous d’inclure 
un programme 
sur l’entrepreneuriat 
dans l’enseignement, 
de la sixième à la terminale, comme le préconise le président 
de la République, François Hollande ? Bertrand Geay. Je me demande de quel esprit perturbé de conseiller en communication a pu sortir une idée aussi stupide. L’entrepreneuriat constitue-t-il un champ de savoirs qui nécessite la prise de distance et l’approche méthodique qui sont le propre de la connaissance scolaire ? Nos élèves sont-ils en difficulté car il leur manque « l’esprit d’entreprise » ? On voit bien qu’il ne s’agit là que d’une proposition vide de sens et qui n’a d’autre but que de se montrer sympathique envers les représentants patronaux des entreprises. On en voit bien les ressorts politiques. On peut se demander jusqu’où ira la surenchère. Par ailleurs, ce type de sortie est particulièrement dommageable pour la réorientation de la politique scolaire en matière de programmes. L’idée d’imposer comme cela un nouveau programme est absolument l’inverse de ce qui devrait être la priorité : repenser l’unité et la progressivité des programmes, sur la base d’un débat démocratique, et en prenant appui sur une institution d’arbitrage collégiale et indépendante, comme le ministre Vincent Peillon dit vouloir le faire. Christian Poyau. Les mesures annoncées par le président de la République, la semaine dernière, vont dans le bon sens. Il est en effet indispensable de stimuler « l’esprit d’entreprise » chez les jeunes, et plus largement auprès des acteurs du monde éducatif. C’est ce que fait la fondation Croissance responsable en proposant des stages de découverte de trois jours aux enseignants de collège et lycée ainsi qu’aux conseillers d’orientation. C’est par des expériences concrètes (stages d’élèves et d’enseignants, visites d’entreprises, témoignages d’entrepreneurs) que l’on pourra faire tomber les appréhensions de part et d’autre. Je suis convaincu de l’importance d’instaurer ce dialogue entre l’école et l’entreprise, non pas pour dire que l’entreprise est un monde merveilleux mais pour favoriser une meilleure compréhension mutuelle, et développer cette culture entrepreneuriale qui doit être encore plus développée dans notre pays. Il faut donner aux jeunes générations le plus possible de moyens pour mieux connaître le monde économique, l’entreprise, les métiers, et ce afin de leur permettre de faire les bons choix professionnels et d’aider ceux qui le souhaitent à créer un jour leur propre entreprise. Frédérique Rolet. Je pense que cette proposition présidentielle est davantage destinée à délivrer un message politique au monde de l’entreprise qu’au monde éducatif. Car nous possédons déjà, dans la loi de refondation, l’idée d’un parcours d’orientation, d’information et de découverte des métiers. Il faut bien sûr attendre de connaître le contenu de ce programme. Il peut avoir un intérêt s’il permet de mieux faire connaître la diversité des métiers, mais s’il consiste à inculquer aux jeunes l’idée que tout le monde peut devenir entrepreneur et que l’entreprise est le seul vecteur de richesse et d’apport au pays, c’est très idéologique et ça peut donner lieu à des dérives. Cela peut aussi ouvrir la porte à des tentatives du monde patronale, qui existent déjà d’ailleurs, pour revisiter les programmes de sciences économiques et sociales en minorant la part des sciences sociales, par exemple… Est-ce nouveau, étonnant, 
voire surprenant qu’un président socialiste souhaite le rapprochement entre l’école et le monde 
de l’entreprise ? Bertrand Geay. Non, mais sous cette forme et avec cette brutalité, sans doute. On a un peu l’impression que, décidément, beaucoup de digues ont été rompues ces dernières années. L’axe classique du discours sur le rapprochement école-entreprise, c’est celui de « l’ouverture aux réalités », de la « professionnalisation ». Un discours qui a d’abord concerné l’enseignement professionnel, qui a justifié le développement des stages aux différents niveaux du système d’enseignement et qui est devenu l’un des principaux aspects de la nouvelle doxa politique s’appliquant aux universités. Mais là, il s’agit un peu d’autre chose. Il s’agirait, semble-t-il, de généraliser ces expériences et de les orienter vers l’inculcation de « l’esprit d’entreprise ». S’agirait-il de développer l’esprit d’initiative, la prise de responsabilité des élèves, qui leur serait plus tard utile pour exercer leur rôle de citoyen et être innovant dans la vie économique et sociale : ce serait très bien ! Mais la notion « d’esprit d’entreprise » suggère plutôt qu’il s’agirait de développer les capacités à diriger une entreprise, à trouver sa place dans la lutte marchande ou, pour ceux qui ne seront pas dirigeants, de développer la soumission aux exigences managériales de l’entreprise capitaliste contemporaine. Christian Poyau. Cette idée de rapprochement est clairement apolitique ! Dire qu’il faut favoriser davantage le rapprochement entre l’école et l’entreprise est simplement un discours réaliste. Sortons des clivages politiques, la situation économique et sociale actuelle l’exige ! Notre pays a besoin de retrouver la croissance et cela passera indéniablement par le développement de nos entreprises pour créer des emplois. Frédérique Rolet. Nous avions déjà eu le même genre de programme proposé par Luc Châtel, ancien ministre UMP de l’Éducation. Il est donc un peu étonnant que ce soit un président socialiste qui fasse cette proposition. Juste un exemple. Il existe beaucoup de confusion concernant la problématique du chômage qui préoccupe le gouvernement : le chômage ne découle pas d’une ignorance des jeunes sur ce qu’est l’entreprise ou d’une réticence par rapport au travail. C’est essentiellement le manque d’emplois, le manque de possibilités offertes aux jeunes de commencer par des CDI, des parcours très précaires, une multiplicité de CDD, de stages, un manque de confiance envers eux qui créent le chômage. Je pense donc que cette proposition du président est une mauvaise façon d’aborder la problématique de l’emploi des jeunes. Aujourd’hui cette question 
de la place de l’entreprise 
est-elle suffisamment prise 
en compte dans l’enseignement, 
et comment doit-elle l’être ? Christian Poyau. Il existe de nombreuses initiatives pour faire connaître l’entreprise aux jeunes. Mais, selon les études, seulement un jeune sur douze au cours de ses études secondaires générales a été sensibilisé au moins une fois à la création d’entreprise. C’est peu ! La mission de l’école est certes de transmettre des savoirs et de former des citoyens, mais elle doit aussi préparer les jeunes au marché du travail et stimuler l’envie d’entreprendre. Il est donc utile et nécessaire qu’il existe une communication la meilleure possible entre le monde de l’enseignement et le monde de l’entreprise. C’est pour cette raison, qu’il nous semble indispensable, en plus des mesures annoncées par François Hollande, de permettre également aux enseignants de vivre une expérience concrète en entreprise. C’est important pour eux aussi car cela leur permettra d’aider leurs élèves à s’orienter et de les guider dans leur parcours. Depuis 2012, la fondation Croissance responsable, en partenariat avec les académies d’Île-de-France, propose aux professeurs de collège et de lycée ainsi qu’aux conseillers d’orientation des stages de découverte. Près de 80 enseignants sont actuellement en stage pour la session de printemps 2013 au sein d’entreprises de différentes tailles et dans plusieurs secteurs d’activité. Bertrand Geay. Lorsque l’on parle de l’entreprise, ou du monde de l’entreprise, on ne parle plus de la même chose que lorsqu’on en appelle au développement de « l’esprit d’entreprise ». La connaissance pratique et théorique du monde économique et social, la découverte des métiers et des savoir-faire techniques et professionnels devraient trouver une place plus importante dans les programmes, à tous les niveaux du système d’enseignement. Et dans la mesure où il faudrait veiller à éviter toute dérive scolastique de ce type d’enseignement, le contact avec les réalités pratiques de la vie en entreprise pourrait, ici ou là, trouver sa place, à deux conditions : être inséré dans des séquences d’apprentissage qui lui donne une véritable utilité, découvrir les collectifs de travail sous toutes leurs facettes. Intégrer de tels enseignements au curriculum commun contribuerait à briser la hiérarchisation actuelle entre savoirs professionnels et savoirs généralistes. Cela devrait jouer un rôle central dans la réflexion à conduire pour la définition d’une véritable école commune, de trois à dix-huit ans. Frédérique Rolet. Si l’idée est de montrer que l’entreprise peut offrir différents types de métiers, du cadre au technicien en passant par l’ouvrier, dans le cadre du parcours de découverte des métiers, d’illustrer les évolutions de certains secteurs, pourquoi pas ? Mais n’oublions pas qu’il n’y a pas que l’entreprise, il y a aussi tous les métiers du secteur public, par exemple. Ne mythifions donc pas l’entreprise ! Puis, quand on travaille sur l’entreprise dans les programmes de sciences économiques et sociales, notamment, c’est aussi pour montrer les conflits sociaux qui existent et ne sauraient être minimisés, le déséquilibre dans la répartition de la valeur ajoutée. Est-il urgent de promouvoir 
« l’esprit de l’entreprise », selon 
les mots du président ? 
Est-ce le rôle de l’école ? Frédérique Rolet. C’est vraiment une fausse entrée de vouloir promouvoir « l’esprit d’entreprise ». Si le président veut construire chez les jeunes un sens de l’autonomie, leur donner les outils à la fois intellectuels et civiques pour pouvoir travailler, pourquoi pas, mais s’il considère que les enseignants doivent développer chez leurs élèves l’individualisme, la concurrence, avec pour finalité essentielle de faire un maximum de profits à l’avenir, ce n’est évidemment pas le rôle de l’école. Ce serait le contraire des valeurs promues dans le cadre de la morale laïque telles que la solidarité, l’égalité et l’esprit de justice. Christian Poyau. Développer l’esprit d’entreprendre chez les jeunes est essentiel pour retrouver et maintenir la croissance de demain, créer des emplois et participer à la cohésion sociale de notre pays. Et l’école reste le principal lieu des apprentissages, avec la famille. Alors pourquoi ne pas favoriser cette envie d’entreprendre dès l’école ? Chacun fera ensuite les choix qui lui correspondent. Bertrand Geay. Promouvoir « l’esprit de l’entreprise » est un aveu terrible. C’est sans y prendre garde promouvoir les intérêts d’une classe particulière, celle en l’occurrence qui dirige l’économie. Ou pour être plus rigoureux, c’est un discours bien fait pour unifier les vues sur l’école du petit et du grand patronat. Car cela ne correspond ni aux besoins de l’économie réelle ni aux attentes de la société. On se demande bien où est l’urgence pour un gouvernement de gauche. L’urgence, ce serait surtout de redonner à l’école son efficacité et son crédit, en particulier pour les classes populaires, et ce serait d’arrêter de désespérer le Billancourt enseignant. Une réflexion sur les savoirs, sur leur accessibilité, sur les conditions de leur transmission et sur leur signification sociale pourrait largement contribuer à engager une politique qui redonnerait un cap progressiste à l’école. Il serait temps de s’y mettre.